GENERATION 2024: SPORT ET ESPRIT CRITIQUE



UN GRAND REMERCIEMENT A

 QUATRE VINGT TREIZE 

MEDIA SPORTIF DESAXE

1904, le marathon olympique de toutes les fantaisies 



Une poussière invraisemblable, un coureur voleur de pommes et un vainqueur adepte du covoiturage : 

le 3e marathon de l’ère moderne des Jeux Olympiques fut animé.


Trente-deux coureurs au départ et quatorze à l’arrivée (photo : United Archives/Leemage)

Il fait chaud, très chaud ce 30 août 1904 à Saint-Louis, ville du Missouri (centre est des Etats-Unis) longeant le Mississippi. Mais les 32° et 90% d’humidité n’effraient pas les 32 prétendants à la victoire du marathon olympique, quasiment tous de nationalité américaine ou grecque. Un Français résidant aux Etats-Unis s’est infiltré dans la masse : Albert Corey.

L’organisation de ces 3e Jeux Olympiques de l’ère moderne laisse à désirer. Ironiquement, les deux premiers athlètes sud-africains participant aux JO sont noirs, et ils sont inscrits sur la liste des partants de ce marathon : Len Taunyane et Jan Mashiani. S’ils sont là, c’est qu’ils participent à la South African World’s Fair exhibit, qui se tient à côté. Tous deux courent pieds nus.

Les deux Sud-Africains ne viennent pas faire de la figuration (photo : DR)

Les trois derniers vainqueur du marathon de Boston sont présents : Sammy Mellor (1902), John Lordon (1903) et Mike Sprint (1904). Les grands coureurs étrangers sont absents, mais un Cubain a fait le déplacement : Felix Carvajal, un facteur mesurant 1,52m. Il a traversé son pays pour collecter assez d’argent et pouvoir participer aux Jeux Olympiques. A son arrivée sur le territoire américain, il dilapide sa fortune dans un jeu de hasard. Contraint de faire du stop jusqu’à Saint-Louis, il se présente sur la ligne de départ avec un béret, des chaussures de ville, une chemise à manches longues et un pantalon. L’un des participants a pitié de lui, trouve une paire de ciseaux et lui arrange un short.

Felix Carvajal, plus ou moins en tenue (photo : britannica.com)

Les coureurs partent à 15 heures et ont 40km à parcourir. Sur les routes de campagne qu’ils empruntent, les voitures soulèvent tellement de poussière que les organismes sont mis à mal. L’athlète américain William Garcia en ingurgite trop et est emmené à l’hôpital. Il y passe plusieurs jours, frôlant la mort.
Il n’y a qu’un seul point d’eau répertorié sur le tracé : un puits situé au 20e kilomètre. Les conditions écrasent les athlètes. Frederick Lorz, qui s’entraîne la nuit parce que maçon le jour, prend la tête de la course mais s’arrête autour du 15e kilomètre. Len Taunyane est poursuivi par une meute de chiens pendant plusieurs minutes, et doit prendre des chemins de traverse. Il met du temps à retrouver le parcours. Pendant ce temps-là, Carvajal discute avec les spectateurs et va manger quelques pommes dans un verger alentour. Mais, probablement pourries, elles seront à l’origine de violentes crampes d’estomac sur la fin de sa course.

On n’est pas vraiment sur de l’asphalte (photo : DR)

Au 29e kilomètre, Thomas Hicks se sent mal. Largement en tête, il avale de la strychnine mélangée à un blanc d’oeuf, potion prescrite par ses entraîneurs. A peine 5 kilomètres plus loin, il avale la même dose de poison, cette fois mélangée à de l’eau-de-vie. Il demande à manger, on lui refuse. Il a des hallucinations. Il court tel un zombie.
Frederick Lorz, lui, est déjà arrivé. Il a bouclé le parcours en 3h13 et arrive dans le stade, triomphal. Un Américain a remporté le marathon. La fille du président américain, Theodore Roosevelt, place une couronne sur son crane. Lorz est proche de baisser la tête pour recevoir sa médaille d’or lorsque la supercherie est dévoilée : le coureur a fait la moitié du parcours en voiture ! Il s’est remis à courir lorsque celle-ci est tombée en panne. Les applaudissements se transforment en huées. Lorz plaide la blague et affirme qu’il n’aurait jamais accepté la médaille. Il est disqualifié.

Thomas Hicks au bout de sa course (photo : DR)

Derrière, Hicks est le premier à surgir dans le stade, dans un état proche de l’abandon. Sur les derniers mètres, ses entraîneurs le portent à bout de bras pendant qu’il continue de bouger les pieds, simulation de course dans le vide. Il remporte le marathon en 3h28.
Six minutes plus tard, Albert Corey termine le sien pour se placer en 2e position. Carvajal termine 4e, les deux Sud-Africains 9e et 12e
Un an plus tard, au mythique marathon de Boston, Fred Lorz évite les frais de covoiturage et finit à la régulière sur la première marche du podium, bouclant le parcours en 2h38. Cinquante minutes plus vite que Thomas Hicks en 1904. Les conditions de ce 3e marathon olympique étaient-elles bien raisonnables ? 


1904 : ST LOUIS  LES JEUX DE L'AMERIQUE BLANCHE ?



Les Jeux Olympiques de Saint Louis, en 1904, furent avant tout ceux de l’Amérique blanche. Pour le Sud profond, dont Saint Louis est l’un des fleurons, la supériorité de la race blanche allait de soi. Ces Jeux fournirent l’occasion de prouver pseudo-scientifiquement ce fait: on organisa l’Anthropology Day, deux jours en fait (12 et 13 août 1904) durant lesquels il s’agissait de tester, devant des scientifiques, les qualités athlétiques des races jugées «inférieures», bref de valider les thèses du racisme scientifique.
William John McGee, le premier président de l’American Anthropological Association, directeur du département anthropologique de la Louisiana Purchase Exposition durant laquelle se déroulèrent les Jeux, apporta sa caution à l’événement. Ferenc Kemény, le seul délégué du Comité international olympique (C.I.O.) présent à Saint Louis, tenta de s’opposer à cette farce en brandissant la Charte olympique: «Toute discrimination contre un pays ou une personne en raison de sa race, sa religion ou son régime politique est interdite.» Pour toute réponse, il reçut une fin de non-recevoir.
Le programme sportif comportait des courses de sprint, de haies et de demi-fond, le saut en hauteur, le lancer du javelot, le tir à l’arc, l’escalade du mât de 50 pieds, la lutte à la corde… Pour sélectionner les concurrents, on réquisitionna les participants parmi la main-d’œuvre à bon marché qui travaillait sur l’Exposition universelle et on sortit les Indiens de leurs réserves (Geronimo, le vieux chef apache, sera même contraint d’assister aux épreuves). 
Les performances furent bien sûr médiocres, et William John McGee indiqua que «la réputation athlétique des sauvages [est] surfaite, comme le prouvent les résultats de l’Anthropology Day». Le racisme scientifique trouva à bon compte une justification.
En outre, durant cette Louisiana Purchase Exposition, les «genres moins développés de l’espèce humaine» ne furent pas seulement conviés à participer à l’Anthropology Day. Les savants les soumirent à des tests très variés, effectuèrent des mesures anthropométriques, comparèrent l’intelligence des races «barbares» avec celle des Blancs arriérés mentaux… En raison de cette dérive, on employa pour la première fois, dix ans seulement après la renaissance olympique à la Sorbonne, l’expression «Jeux de la honte».
Ferenc Kemény fera part à son ami Coubertin de son malaise: «Ces hommes de tous âges, de toutes tailles, de couleurs variées n’avaient jamais entendu parler d’un poids qu’on lance, d’une haie qu’on franchit, d’une piste qui demande au coureur de 100 mètres et de 1000 mètres une science et une préparation différentes. Leurs gesticulations grotesques provoquaient des rires révoltants. Un Pygmée, d’un effort gigantesque, envoyait le poids à 3 mètres; la piste les happait comme un long fil d’araignée et les balayaient comme des mouches. C’était affreux.»
Plus tard, dans ses Mémoires, Coubertin, qui ne s’était pas rendu à Saint Louis, évoquera l’Anthropology Day de manière ambiguë: «Au cours de ces réunions sportives inédites, on vit se mesurer sur le stade des Indiens Sioux et des Patagons, des Cocopas du Mexique, des Moros des Philippines, des Aïnous du Japon, des Pygmées d’Afrique, des Syriens et des Turcs. Tous ces hommes disputèrent les épreuves individuelles des civilisés: course à pied, lutte à la corde, sauts, tir à l’arc. Nulle part ailleurs on n’eût osé faire entrer dans le programme d’une olympiade de pareils numéros. Mais, aux Américains, tout est permis; leur juvénile entrain disposa certainement à l’indulgence les ombres des grands ancêtres hellènes, si d’aventure elles vinrent errer parmi la foule amusée.» Le baron condamnait l’Anthropology Day tout en faisant preuve d’une certaine condescendance vieille-européenne à l’égard du Nouveau Monde…
©Pierre LAGRUE




L’activisme d’Arthur Ashe contre l’apartheid sud-africain


Le court central de l’US Open porte son nom. Dans les années 60-70, Arthur Ashe était l’un des meilleurs tennismen américains. A l’époque du mouvement des droits civiques, celui qui a découvert Yannick Noah a fait du combat contre le régime sud-africain une lutte pour l’honneur et la fierté des noirs.


(photo AP)
« Je veux être le premier noir à jouer l’Open d’Afrique du Sud. »
Dans la bouche d’Arthur Ashe, l’affirmation n’a pas valeur de vœu, ni d’espoir, ni de promesse appelée à évoluer selon les circonstances. Elle a bien davantage valeur d’annonce. Il jouera ce tournoi, quoi qu’il lui en coûte. « Bonne chance. Ils ne te laisseront jamais entrer », lui répond gentiment son interlocuteur, le Sud-Africain Cliff Drysdale.
En cette fin de décennie 60, les deux hommes discutent fréquemment de l’Afrique du Sud, du régime de l’apartheid mis en place depuis 1948 et du niveau de vie des autochtones. Arthur est éminemment sensible à ce sujet. Il a grandi dans la communauté noire de Richmond, la capitale de la Virginie (État de l’est des Etats-Unis), à une époque – les années 40 et 50 – où les panneaux « Whites only » ne faisaient pas simplement référence aux tenues vestimentaires des joueurs de tennis et où ses compatriotes blancs le considéraient comme « moins qu’humain ».
Adolescent, Arthur prend des leçons de tennis au sein du camp d’entraînement pour jeunes noir(e)s du Dr Robert Walter Johnson. Ce diplômé de médecine entraîne alors Althea Gibson, la première afro-américaine à gagner un Grand Chelem (Roland-Garros en 1956). Il impose à ses élèves un code de conduite très strict : ne jamais contester une décision arbitrale, ramasser les balles et les donner à l’adversaire lors d’un changement de camp, retourner chaque balle ayant atterri à moins de 5cm d’une ligne, etc. « Vous n’allez pas battre ces garçons blancs en jouant comme ça », les avertit-il sans cesse. Soucieux de les préparer au pire, le Dr J. veut former des joueurs et des joueuses dont le talent ne pourra pas être ignoré au sein du milieu monochrome du tennis.
En 1963, une bourse d’études offre au jeune homme l’opportunité d’entrer à UCLA, à Los Angeles. L’université comptant moins de deux cents étudiants noirs, il attire l’oeil. La blanche Phyllis Jones tombe sous le charme et devient sa première petite amie. Elle prévient sa mère qu’elle sort avec un joueur de tennis, tout en lui épargnant les détails. Lorsque Mme Jones voit Arthur dans un reportage sportif à la télévision, l’un de ces détails l’affole : « Tu ne m’avais pas dit qu’il était nègre ! Je ne veux pas de cet homme chez moi, tu m’entends ? »
« Certains d’entre eux pensaient que j’étais un serveur qui avait tenté de se faufiler par la porte d’entrée. »
Les yeux des employés noirs s’écarquillent lorsqu’il entre sur le court de ses premiers tournois. Un homme le prend un jour pour un préposé au vestiaire et lui crie : « Hé, garçon, où est le bar ? » Ces remarques, récurrentes, fatigantes, n’ont toutefois rien de comparable avec les humiliations subies pendant sa jeunesse, en Virginie. Il y trouve même des avantages.
« Soyons clairs : être connu comme le seul noir du circuit me place devant les autres en valeur marchande. »
Si la couleur de son visage envenime encore bien des conversations, son talent ne se discute pas. Premier joueur noir sélectionné dans l’équipe américaine de Coupe Davis (à 18 ans), Arthur atteint la finale de l’Open d’Australie – alors appelé Australian Championships – en 1966 et en 1967, puis remporte l’US Open en 1968. Passant professionnel l’année suivante, il fait désormais partie des meilleurs joueurs du monde.

Les deux finalistes de l’US Open 1968, Tom Okker et Arthur Ashe (photo AP)
Le faire à sa façon
Les années 60 voient une évolution remarquable du mouvement des droits civiques aux Etats-Unis. Les manifestants prônent l’égalité des droits pour tous. Arthur Ashe ne veut pas l’ignorer. Le seul joueur noir du tennis mondial a évidemment un rôle à jouer, mais lequel ? Comment venir en aide à celles et ceux dont il ne connaît que trop bien les difficultés pour les avoir traversées ? En 1968, à Atlanta (Géorgie), un jeune homme l’interpelle au cours d’une conversation sur le mouvement noir : « Arthur, tu dois être plus franc, plus agressif », lequel lui répond :
« Jesse, je ne suis pas arrogant et je ne le serai jamais. Je vais juste le faire à ma façon. »
C’est en 1969 qu’il demande son premier visa de voyage pour l’Afrique du Sud. Le gouvernement, dirigé par John Vorster, lui refuse l’entrée. Aux yeux des dirigeants, la présence d’un homme noir aussi populaire et accompli sur leur territoire fera trop de bruit. Ashe organise la riposte. Sa riposte. Mi-juin 1969, il participe à la création de l’International Tennis Players’ Association (ITPA), qui réunit à ses origines une cinquantaine de joueurs du gratin mondial, dont trois Sud-Africains : Bob Hewitt, Cliff Drysdale et Ray Moore. Si ce groupe vise d’abord à défendre les droits des principaux acteurs du circuit, la question de l’Afrique du Sud est rapidement évoquée.
L’hypothèse du boycott du tournoi ne fait pas consensus parmi les membres. Certains joueurs pensent que c’est une affaire qui ne concerne qu’Ashe, quand d’autres estiment que le sujet est avant tout politique. Bien que fortement opposé à l’apertheid, le président australien de l’ITPA, John Newcombe, se détourne de cette proposition : « Je ne vois pas pourquoi on devrait faire souffrir le tennis d’Afrique du Sud pour une politique du gouvernement ». Les discussions achoppent.
Le président de la fédération de tennis américaine, Alastair Martin, prend alors les devants pour exiger l’expulsion de l’Afrique du Sud de la Coupe Davis, au regard de la règle 19 qui interdit la discrimination raciale. La puissante fédération de tennis australienne soutient la motion. Ashe sourit. Au fil des mois, il a épousé la position modérée et refuse d’imposer des sanctions politiques à l’ensemble de la nation sud-africaine.
« Je ne veux pas que la décision punisse les mauvaises personnes. »
En janvier 1970, Ashe remporte l’Open d’Australie. L’Afrique du Sud est exclue de la Coupe Davis quelques semaines plus tard.
Le gouvernement américain l’invite à prendre la parole devant la commission des relations extérieures de la Chambre des représentants, à Washington. Ashe appuie une série de mesures visant à faire pression sur l’Afrique du Sud pour qu’elle se réforme, mais désapprouve l’interdiction faite aux athlètes sud-africains de jouer aux Etats-Unis.
« Nous ne devrions pas nous abaisser au niveau de l’Afrique du Sud. »
Il demande quelques mois plus tard un visa pour le pays. Deuxième refus. Il prend sa balle en patience.
Rencontre avec Yannick Noah
Ashe devient ambassadeur de bonne volonté des Etats-Unis et part faire une tournée en Afrique avec Stan Smith. Les deux meilleurs joueurs de tennis américains se rendent au Kenya, au Nigeria, en Tanzanie et en Ouganda pour y rencontrer des étudiants et des ambassadeurs. En 1971, Ashe retourne trois semaines en Afrique avec Tom Okker, Charlie Pasarell et Marty Riessen, visitant le Cameroun, le Gabon, le Sénégal et la Côte d’Ivoire. A Yaoundé, ses yeux brillent devant le jeu d’un garçon de 11 ans prénommé Yannick Noah. La probabilité d’une telle rencontre s’approche de zéro :
« À l’époque, je crois qu’il y a neuf courts dans tout le pays. Je me retrouve à jouer au tennis… bon. Les gosses n’ont pas accès aux courts donc on joue contre un mur. On n’a pas de raquettes, on s’en fabrique avec des planches en bois, des espèces d’énormes raquettes de ping-pong. Et sur la mienne, j’ai marqué au stylo ‘Arthur Ashe’. Et voilà, un jour, des professionnels américains arrivent au club à Yaoundé… C’est improbable. »
Ashe lui offre sa raquette.
Cette année-là, Ashe remporte le tournoi de double de Roland-Garros avec Marty Riessen. Il demande un visa pour l’Afrique du sud. Troisième refus.

























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